Le Capitalisme de la Séduction, Michel Clouscard, 1981.

 

 

 

 

Maintenant, l’intellectuel de gauche vient d’accéder à la consommation mondaine. Et il en est même le principal usager. Pire, encore, il est devenu le maître à penser du monde. Il propose les modèles culturels du mondain. Non seulement il a accédé à la consommation mondaine, mais il en est l’un des patrons. Il a la toute-puissance de prescrire. Et de codifier l’ordre du désir.

Aussi peut-on encore demander à ce nouveau privilégié de renoncer à ce qu’il vient à peine de cueillir ? Il est enfin invité au festin et nous le prions de cracher dans le caviar et de lâcher le morceau. Mais ce qui est le plus grave, le plus décourageant, le plus inquiétant, c’est que cet intellectuel de gauche présente ses nouveaux privilèges comme des conquêtes révolutionnaires. Et nous venons lui demander de reconnaître qu’il est pris la main dans le sac, alors qu’il prétend, de cette main, brandir le flambeau de la liberté.

Et voici ce clerc au pouvoir. Le mensonge du monde va devenir vérité politique, vertu civique. Ce phénomène est d’une portée incalculable. Ce qui était censé être l’opposition au pouvoir va devenir l’alibi même du pouvoir. C’est le principe du pourrissement de l’histoire. Et le triomphe de la « bête sauvage » : la société civile. Topaze est devenu le maître à penser du monde, avec les pleins pouvoir d’une mondanité social-démocrate triomphante.

LES GADGETS

Ces objets – du jeu capitaliste : flipper, juke-box, poster – ne sont pas des surplus utilitaires. Mais des gadgets. Ils ont une fonction économique très précise: ce sont des primes à l’achat. Ils ont été les surplus publicitaires du Plan Marshall, comme cadeaux, comme primes. Ce sont des enjoliveurs. […] Tous ces gestes ludiques seront comme des modes d’emploi pour le bon usage du Plan Marshall. Flipper, juke-box, poster initient à la civilisation américaine du geste facile, car usage de surplus. Geste ludique, de consommateur désinvolte qui utilise et qui jette: supplément d’âme de la pacotille qui se fait culturelle.

L’ARTISTE ET LA BANDE

De Don Quichotte au Neveu de Rameau, de Flaubert à Artaud, la folie de l’artiste n’est que l’histoire de l’atroce blessure narcissique de celui qui est de trop dans l’être de classe. Le laissé-pour-compte objectif, le déchet, la bouche – et l’esprit – inutile. Quand il n’y a plus de Croisade ou d’Empire colonial, l’idéalisme subjectif devient absolu. […] Que reste-t-il ? Saint-Germain-des-Prés. Des bandes d’artistes. Puis le campus. Des bandes d’étudiants. Et quelle concurrence alors. La névrose ne suffit plus pour faire une carrière d’artiste. Car elle est devenue objective, de consommation courante. Il faudra politiser, à outrance. Pour se différencier. Ce sera le gauchisme. Une autre carrière. La bande à Cohn-Bendit.

Tels sont les éléments constitutifs de la bande: l’intellectuel et l’artiste; le chic type et le dévoyé; le naïf et le malin; le bourgeois et le sous-prolétaire; le raté et l’arriviste. Autour d’eux gravitent ceux qui n’ont pas de rôle bien défini, mais qui en définitive proposeront la majorité sociologique, silencieuse. C’est un auditoire devant lequel se joue le drame de la bande. Trois rôles sociaux ordonneront le relationnel du groupe : le rôle du bouffon, de l’entremetteur, du truand. […] Le leader sera celui qui sait manipuler ces rôles et ces personnages. […] Apprentissage au métier d’animateur idéologique, fonction essentielle du néo-capitalisme.

La bande à Manson et la bande à Baader seront des garde-fous, les limites qu’il ne faut surtout pas franchir La subversion doit rester de bon goût: contestataire. Lorsque la bande échappe à la normalisation libérale, elle se tourne contre sa finalité qui est de promouvoir la social-démocratie libertaire. […] La libéralisation du néo-capitalisme deviendra la liberté.

CULTURE MUSICALE ?

L’implantation, en France, du capitalisme monopoliste d’État (et du modèle américain) va se mesurer d’après l’irrésistible progression de cette nouvelle culture bourgeoise, hybride, syncrétique, commerciale, qui, partie de rien – de la surboum – va monopoliser tout le champ culturel et laminer les traditions populaires: le jazz sera quasi anéanti, interdit et l’accordéon récupéré par la mode rétro. Cette culture musicale est un inépuisable filon commercial, idéologique, mondain. Implacable terrorisme culturel de l’inculture du libéralisme.

La culture jazz se révèle un barrage pour la nouvelle génération mondaine d’une radicale inculture musicale. Il aurait fallu apprendre. Écouter. Travailler. C’est-à-dire perdre les prestiges de l’émancipateur. Se soumettre à des précepteurs. Ainsi le leader va éloigner la bande de ces boîtes savantes. Mais tout en récupérant soigneusement les signes culturels du jazz, les usages mondains de la Boîte, les canevas musicaux. Il a récupéré, de même, « l’ambiance » de la Fête, son animation spontanée. […] Rejeté par deux cultures populaires, il les utilise pour les snober, en récupérant leurs signes pour trahir leur esprit.

Le jazz sera perverti en rock: La Fureur de vivre. La musique de la subversion et de la révolte. C’est à dire l’arrivisme mondain de la nouvelle génération blanche. […] L’acte subversif étymologique – la fauche – va devenir le gestuel même de l’incivisme. La Fureur de vivre sera le raccordement de deux dynamiques: celle du rythme – et non du swing -, celle de la contestation – et non de la révolution. Double prestige du leader, initiateur à la musique et au politique. Double suffisance, arrogance de la bande. De la surboum aux Rolling Stones.

Temps de la foule solitaire. Du psychédélique. Chacun enfermé en son rythme: chacun danse pour soi, corps machinal. […] Nouvelle sécurisation: l’Autre est aussi refus de l’Autre. De l’Échange. Il est emmuré, lui aussi, en sa solitude. Il ne tentera rien pour en sortir. […] Le rock est la musique de la majorité « bruyante » de la nouvelle petite bourgeoisie, du consentement au système (complément à la majorité « silencieuse » des « anciens » petits bourgeois). Surtout ne pas être dérangé de son conformisme. Que ça continue. Que ça se répète. À jamais.

LE CORPS MONDAIN

Ce qui se dit contestation n’est qu’initiation mondaine, niveau supérieur de l’intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde. Le grand combat contre l’institutionnel n’est que la substitution de l’institutionnel de demain à celui d’hier.[…] Ce corps mondain est le constant double jeu d’un faux jeton. L’économie du plaisir est celle de la mauvaise foi politique. Elle est le constant opportunisme d’une double vie. […] Il est cette hypocrisie, cette mauvaise foi, ce pouvoir de l’idéologie: être à la fois le sensualisme machinal et l’institutionnel de la nouvelle société, l’instinct pulsionnel et la gestion de l’économie, le naturel spontané et le modèle culturel, l’ordre et le désordre. Ce corps mondain est l’incarnation du nouveau pouvoir de classe.

LA DROGUE

Les rejetons de la bourgeoisie ont longtemps pu croire et surtout faire croire qu’ils étaient les maudits, les suicidaires, les héros des ténèbres. Puisque le hasch était la drogue. Et celle-ci la déchéance. Alors qu’ils n’étaient que les pères tranquilles de la consommation marginale. Voilà le modèle parfait de la malédiction-bidon.

Cette image, le type « qui-se-détruit-parce-que-le-système-le-dégoûte » est un remake de l’imagerie romantique. Mais quelle extraordinaire dégradation du contenu et du message. Le romantique n’éprouverait plus – avec la drogue – ce que les autres veulent obtenir – par la drogue. Le romantisme est une ascèse. Un acte, une volonté. L’extase de l’idéalisme subjectif est l’amère récompense d’avoir tenté de vivre.

Le drogué, au contraire, consomme. Et consommation idéologique du corps. Il cherche à obtenir ce à quoi le romantique et le mystique cherchent à s’arracher. Le drogué est l’essence même de la société de consommation. Alors que son image idéologique prétend le contraire. La drogue est le fétiche par excellence. […] L’acte d’achat est l’essence de la drogue. Un acte d’achat parfait: clandestin, subversif, sélectif. Une élite achète l’essence même de la valeur. L’extase ne peut que suivre.

Le hasch est bien un fléau social: la fétichisation d’une consommation initiatique à la vraie société de consommation. Il est intronisation au snobisme de masse, initiation mondaine à la civilisation capitaliste. Il est le plus pur symbole de cette civilisation de la consommation – transgressive. Osons le mot: le hasch est l’initiation au parasitisme social – de la nouvelle bourgeoisie.

Le bonheur est devenu le moyen d’avoir moins mal. De pouvoir encore tenir le coup. Le capitalisme se dénonce lui-même. […] La conquête du plaisir s’achève à l’infirmerie. […] On achète dans le même acte, la maladie et le remède. C’est le même produit. […] La drogue permet d’atteindre la perfection diabolique du dressage de corps: la meilleure soumission au système par la plus grande tromperie sur la marchandise vendue. Le capitalisme, marchand de rythme et de drogue, entremetteur de l’imaginaire.

LE FÉMINISME

Comment le nouveau phallocrate ne serait-il pas féministe, puisque le féminisme est le vieux projet phallocrate adapté au libéralisme avancé jusqu’à la sociale-démocratie libertaire ? De toute son hypocrisie sexiste, il a voulu que la femme « réussisse » son divorce comme elle a déjà « réussi » ses avortements. De même, en lançant la femme sur le marché du travail, il réussira à en faire une chômeuse.

Car là aussi les dés sont pipés: toujours deux destins de femme. Celles qui profitent du système. Celles qui en sont victimes. Les bourgeoises, nanties de diplômes et qui se sont casées avant la récession. Ou qui, maintenant, bénéficient d’une qualification professionnelle qui leur permet d’exercer un métier libéral, ou d’occuper les secteurs de pointe des public-relations, des mass-medias. Celles qui ont le pouvoir de choisir.

Et les femmes d’origine populaire. Sans diplôme. Sans qualification professionnelle. Même pas ouvrières. Même pas OS. […] L’immense armée des femmes à tout faire. Contraintes de prendre n’importe quel travail. […] Le féminisme est cette idéologie qui consacre une nouvelle ségrégation dans le sexe féminin. Ségrégation de classe qui organise deux destins de femme.

LUTTE DES CLASSES > LUTTE DES SEXES

Dans la classe dominante, la femme profite aussi de l’extorsion de la plus-value. […] Donc, comme exploitation de l’autre femme, de la classe dominée. Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi, éventuellement, « exploitée » par l’homme de la classe dominante. […] Alors on peut proposer cette formule, objective: exploitation de la classe dominée > exploitation de la femme par l’homme dans la classe dominante.

L’antériorité logique, économique, politique – de la lutte des classes – fait de la lutte des sexes une conséquence, un effet. La chronologie historique est soumise à la causalité politique et économique. La lutte des classes réactive la lutte des sexes. Celle-ci n’était plus qu’une forme vide qui va véhiculer le nouveau contenu historique. La lutte des sexes n’a de sens que par la lutte des classes.

Cette logique se vérifie abondamment au niveau empirique. Quelques questions très « naïves » permettent de le constater. Quel était le pouvoir du charbonnier sur la châtelaine ? Quel est celui du travailleur étranger sur Delphine Seyrig ? Voit-on souvent les dames des classes dominantes être soumises à des hommes de telle manière qu’elles acceptent de vivre comme et avec les femmes des classes dominées ?

LE FÉMINISME II

Le combat révolutionnaire du féminisme est le combat contre l’homme en tant que sexe qui s’est identifié au processus de l’histoire. Alors ce n’est plus la guerre des sexes de l’origine. C’est une nouvelle guerre. D’ordre métaphysique. Celle de la substance contre l’histoire. Le combat féministe se révèle n’être que le combat de l’idéologie réactionnaire contre le sens de l’histoire. Et sous une forme moderniste. Le féminisme réactive un archaïsme, le dénature, le falsifie pour en faire une nouvelle idéologie de la substance: l’Être sans l’histoire (idéologie commune à tous les penseurs de la modernité bourgeoise, à partir de Heidegger).

Le nouveau statut conféré à la femme n’est autre, alors que son nouveau pouvoir mondain, une nouvelle stratégie du pouvoir de classe. Elle a fonction d’implanter la social-démocratie libertaire et ce qui est désolant, à partir d’un bon sentiment: la révolte légitime de la femme outragée. Femme doublement spoliée: par l’homme de la société victorienne et par l’homme de la société permissive.

Le féminisme sera cette contradiction radicale, ce paradoxe mis en place et promu par le pouvoir: l’égalité des sexes est revendiquée en même temps que le sexisme radical. […] Comme si l’égalité « naturelle » pouvait s’identifier à l’égalité politique et culturelle. […] La seule mesure de l’égalité politique entre l’homme et la femme, c’est l’égalité devant le travail. C’est l’égalité proposé par le socialisme (celui qui lutte contre la social-démocratie). C’est la seule manière d’en finir à la fois avec l’Eve maternelle et l’Homme éternel. Alors plus de phallocrates ni de féministes. Mais un rôle commun, dans le procès de production et de consommation.

LA CLASSE UNIQUE

Ce système de différences doit aboutir à la classe unique. C’est une stratégie. Le droit à la différence débouche sur la ressemblance de tous les différents. La classe unique sera la fédération de tous les corporatismes de consommateurs. Homogénéisation d’abord des couches moyennes. Puis de la société globale. Le procès de consommation imposerait ses valeurs au procès de production.

Cet égalitarisme de la différence autorise un autre système de hiérarchies. Alors qu’il prétend dépasser les hiérarchies de classes il les renforce par les hiérarchies mondaines. A chaque moment, un signe signifie barrière et niveau. Cascade des différences, cascade des mépris, cascade des snobismes. Et dans la hiérarchie « horizontale » du système mondain. Chacun snobe l’autre dans la mesure où l’autre peut le snober. Le pouvoir de snober est consenti à ceux qui consentent à se faire snober. Ainsi est-on différent.

C’est une guerre froide idéologique dans le contexte d’une coexistence pacifique. Chacun vit sa vie. C’est un snobisme de masse. Et avec quelle suffisance métaphysique ce conformisme sociologique sera revendiqué: l’individu contre le système. La libéralisation du libéralisme doit être vécu comme la conquête de la liberté. L’idéologie néo-capitaliste aura atteint son but. La révolution du libéralisme sera la Révolution. Celle qui a mis en place la social-démocratie libertaire.

LE CLUB

Pouvoir dans le pouvoir, quasi occulte. Ceux qui ont fait la bande, devenue boîte, devenue club. Trois moments de leur arrivisme, trois moments d’un terrible combat. Aussi sont-ils comme de vieux briscards, vieux complices qui en ont vu de vertes et de pas mûres, mais qui, maintenant, monopolisent le pouvoir mondain.

Quelle est la sous-boîte de l’autre ? Car là aussi, et surtout là, la « différence » est énorme. Castel snobe-t-il vraiment Régine ? De quel droit ? L’établir serait faire progresser la connaissance « des secrets du grand monde », ce caché révélateur des pouvoirs du prince de ce monde. […] Quatre élites – Jeunesse, Beauté, Vedette, Argent – se sont donnés rendez-vous pour refaire l’Olympe. Celui du capitalisme.

En ces lieux, en ces clubs, règne un pouvoir implacable. Ce pouvoir est même un terrorisme, celui de la désacralisation. Car ce sont les lieux mêmes combien méconnus de la fin des tabous. Tous les interdits mythiques ont été balayés. Là, on a osé. On a pu aller jusqu’au bout. C’est le temps et le lieu du pourrissement des valeurs occidentales. En ces lieux, le capitalisme atteint la perfection mondaine.

LE SAMEDI SOIR

Castel et Régine, c’est permanent. Ibiza ne dure qu’une saison. Un mois même. Après, « ce n’est plus ça ». « La fièvre du samedi soir » (ou du vendredi soir) ne durera que quelques heures. Aussi le bal organisé par une association sportive ou professionnelle, ou la boite qui draine la jeunesse plusieurs lieues à la ronde devront proposer, à l’usage du vulgaire, un condensé explosif… Il faut en prendre pour la semaine. Une bonne et grosse soupe pour les rustauds du mondain. Dressage sommaire: boum-boum et pam-pam. Le rythme et la « violence ». Et allez vous coucher.

LES ROBOTS

Le nouveau statut du corps est la mesure de cette première civilisation sensuelle de l’histoire. Le corps a été effectivement « libéré ». Il vient d’accéder à un statut politico-anthropologique d’une radicale originalité. Ce corps a aquis une autonomie quasi totale. (Nous disons bien le corps, et non l’homme, le citoyen, la personne) Il s’autogestionne. Il est devenu cet atome social qui fonctionne sans aucune transcendance. Sans aucune référence à la transcendance verticale (Dieu, les Dieux…) ou à la transcendance horizontale (le devoir, l’état, la société) Le corps est à lui-même ses propres fins et moyens.

Michel Clouscard in Le Capitalisme de la séduction©