Apollon et Dionysos

 

Penser la vie : parvenir à cette lucidité sur soi et le monde qui ne masque rien du négatif et l’accepte sans résignation. Penser la vie c’est surtout parvenir à vivre avec cette lucidité sur la vie. Nietzsche admire Hegel dans sa volonté de penser le négatif, mais il le raille dans son effort pour canaliser le négatif dans le mouvement dialectique du concept qui selon lui a pour effet d’en effacer tout tragique. Vivre lucidement c’est pour Nietzsche affronter le tragique, la dissolution du sujet dans le destin, lucidité froide qui va au-delà de tout sentimentalisme : « une dose de froideur, de lucidité, de dureté » (Volonté de puissance,II451) est nécessaire au penseur plutôt que la bienveillance hégélienne. L’art est pour Nietzsche le médium par lequel une vision tragique de la vie peut s’exprimer et prendre corps sans passer par une conceptualisation inévitablement lénifiante (car le concept est toujours optimiste ; au bout du compte, il y a toujours un gain pour le sujet penser, toute culture est Bildung, formation de soi). Dans la perspective de Nietzsche, l’art est donc loin d’être un divertissement, un aimable passe-temps, il est l’activité métaphysique par excellence, ce à travers quoi se révèle pour nous la dimension tragique de toute existence, il est la pierre de touche où se confronte la subjectivité dans sa capacité à affronter la dureté de la vie.

Au début de L’origine de la Tragédie, Nietzsche nous raconte une antique légende : le roi Midas part à la recherche du sage Silène, compagnon de Dionysos. Lorsqu’il le trouve, il lui demande quel est le bien suprême et Silène répond : « Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi : c’est de mourir sous peu. ». L’individuation de l’homme le coupe de la vie du cosmos dans sa totalité, son individuation est aussi en germe le principe de sa mort. Etre c’est être séparé de la vie et être pour périr. Mieux aurait valu ne pas naître. Dans une telle perspective, l’art nous permet de nous réconcilier avec le tout originaire et dans le même temps de prendre conscience et de supporter cette vision tragique de la vie. L’art est lié à une recherche existentielle, il prend sens dans cette perspective : la réponse de Silène est dans l’Origine de la tragédie, c’est-à-dire un ouvrage sur la naissance d’une forme artistique, la tragédie grecque. L’art n’est donc pas une discipline coupée des autres, un domaine juxtaposé à d’autres, il est au fondement de toute recherche existentielle subjective et sa compréhension nous livre la clé de la pensée de Nietzsche.

Dans son cours sur Nietzsche, Heidegger donne d’emblée le ton d’une interprétation d’ensemble de la pensée de Nietzsche : celui qui s’exprime sous forme d’aphorismes, de discours poétiques, est compris dans son sens au delà du caractère dispersif de ses écrits. Cette interprétation nous est précieuse car elle nous permet de comprendre le statut de l’art dans son sens philosophique, voire de l’art comme dépassement de la philosophie au sens classique du terme.

Heidegger part de l’ultime ouvrage de Nietzsche La volonté de puissance. « Comment Nietzsche considère-t-il et détermine-t-il l’essence de l’art ? .… L’art est une structure de la volonté de puissance. Si l’art en est l’une des structures et qu’à l’intérieur de la totalité de l’Etre, l’art nous offre un accès d’une manière insigne, il faut alors que la conception nietzschéenne de l’art nous permette aussi de comprendre ce que signifie la volonté de puissance. ».

Tout d’abord, qu’est-ce que la Volonté de Puissance ? Il ne s’agit pas de la volonté d’un individu, une volonté individuelle porte toujours sur une représentation de ce qui est voulu. Elle est volonté de quelque chose et non volonté de puissance comme vouloir-être non individualisé. La volonté de puissance est la force par laquelle tout être se maintient dans l’être, force qui échappe à la représentation (ce qui la distingue du conatus spinoziste) et qui se donne dans les manifestations des différentes existences. Heidegger synthétise : « Ce terme sert à désigner ce qui constitue le caractère fondamental de tout étant. La volonté de puissance est le dernier factum auquel nous aboutissons. », une sorte de fond métaphysique de tout être.

Pourquoi l’art est-il la structure dans laquelle elle se révèle cette volonté de puissance ? L’art est apparence, il donne à voir. La volonté de puissance se manifeste dans l’être. L’art peut doublement en révéler la structure au sens où l’art est manifestation et création. De plus, l’art est apparence esthétique : il se donne dans l’immédiateté, hors du concept. La Volonté de puissance n’est pas une volonté déterminée par les représentations de l’entendement. Elle ne se révèle pas dans le concept mais hors de lui. Elle se donne, elle advient à l’Etre. Elle ne peut donc se saisir que par une visée esthétique là où la philosophie reste muette.

L’art a pour Nietzsche une fonction métaphysique : il manifeste l’être. Il met ainsi en évidence le fait que cette saisie ne peut être qu’esthétique, intuitive et non conceptuelle. L’art ne va-t-il pas ainsi être conduit à remplacer la philosophie ? Faire de sa vie une œuvre d’art en deviendra-t-il pas le faîte de la sagesse ? Cette mise au premier plan de la signification métaphysique de l’art n’implique-t-elle pas une redéfinition du concept d’art qui risque de le rendre méconnaissable, de l’identifier à la force créative en général, force créative de la nature ou d’hommes dans l’histoire.…
L’art révèle le fond de l’être, le tragique de l’existence. Il délivre un message métaphysique ou plutôt, il es tune révélation métaphysique. Il est un modèle existentiel : vivre en artiste, c’est-à-dire avec la connaissance tragique. Le problème étant cependant que l’on peut vivre peut-être vivre en artiste, affronter le tragique sans créer des œuvres d’art. Nietzsche lui-même écrit des œuvres de philosophie pas des œuvres d’art et Thomas Man porte un jugement très sévère sur la valeur poétique du Zarathoustra « une abstraction oscillant à la limite du ridicule ». (dans les Maîtres, La philosophie de Nietzsche). Malgré de belles expressions, il est effectivement difficile d’apprécier littérairement dans son ensemble une œuvre aussi excessive. Cela veut-il dire alors qu’il y aurait un art sans œuvres d’art ? Nietzsche est-il un artiste sans œuvres ou bien n’est-il que le prophète de son hypothétique Zarathoustra, le prophète du dépassement de la philosophie dans un art qui n’est encore qu’une figure mythique et imaginaire ?

Mais tout d’abord, attardons-nous sur cette connaissance tragique dont l’art se fait le révélateur.

L’art comme connaissance tragique : Apollon et Dionysos

Dès son premier écrit : La Naissance de la tragédie, Nietzsche affirme la fonction métaphysique de l’art : « je tiens l’art pour la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie. ». L’œuvre d’art ne représente pas un objet ou une scène de la vie, auquel cas, il aurait une fonction cognitive limitée et non une fonction métaphysique. L’art présente la vie elle-même au-delà des représentations que nous avons de certains aspects limités de cette vie. Le début du texte est significatif : « Nous aurons fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l’immédiate certitude intuitive que l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque comme, analogiquement, la génération… dépend de la différence des sexes. ». Avant d’analyser la dualité dionysiaque-apollinien, il faut bien noter que le but est une certitude intuitive et non seulement une compréhension logique : on peut s’interroger sur le statut de la compréhension logique par rapport à la certitude intuitive : est-elle un préalable nécessaire ? Peut-on s’en passer ? Comment la certitude intuitive se valide-t-elle ? (on sait bien depuis Descartes que l’évidence doit être garantie). L’intuition esthétique de la vie pose problème et même si son sujet paye de sa vie, de sa santé mentale comme Nietzsche le fit, pour la valider en quoi est-ce une preuve pour celui qui souhaite plus modestement en rester à la compréhension logique ? En tous cas, la structure de l’art est saisie intuitivement. La connaissance qu’il pourra nous donner est donc une connaissance intuitive.

Par ailleurs, il s’agit de la structure de l’art et non de l’analyse d’une œuvre ou d’une catégorie d’œuvre. On aurait pu s’attendre à ce que Nietzsche ne traire que de la tragédie. Il s’agit de l’art dans son entier. La structure de l’art est renvoyée analogiquement à la reproduction sexuée : il y a création de vie à partir d’une réalité biologique. L’art est vital, il se développe naturellement : la vision artistique du monde fait partie pour Nietzsche de la vie de toute conscience humaine. L’art n’est pas un artifice ajouté par une culture inventive et raffinée. Il est un moment vital de l’existence. L’artiste crée comme la vie, avec force et spontanéité (qu’en est-il des brouillons jetés, éternellement recommencés, des longues hésitations avant d’écrire un mot ? On peut s’interroger sur la spontanéité créatrice de l’artiste.)

Nietzsche conçoit donc tout art sous la dualité apollinien-dionysiaque : l’art est contradictoire dans son fond. Il naît d’une opposition de deux principes, opposition qu’il ne faut pas cependant penser sur le modèle d’une dialectique conceptuelle dans laquelle les deux principes en tant que principes peuvent parvenir à une synthèse. Si synthèse il y a, pour Nietzsche, elle n’est jamais conceptuelle, c’est toujours à chaque fois le sujet qui doit payer de sa personne pour l’accomplir : c’est le cas dans la tragédie, plus encore dans le grand style dont nous reparlerons. L’art est donc plus sérieux que la pensée, il met à l’épreuve de la souffrance son sujet, il est ce grand jeu sérieux qui ébranle le sujet dans la totalité de son existence tandis que la conceptualité ne joue qu’en superficie. La dualité reste entière, chacun se doit de l’affronter en personne ; c’est pour cela que pour Nietzsche, il ne peut y avoir de fin de l’art. L’art recommence toujours avec chaque forme de vie.

Nietzsche commence par définir l’apollinien : la belle apparence, la mesure. Apollon est le dieu des formes. C’est ce qui caractérise le rêve : Nietzsche rappelle que d’après Lucrèce, c’est en rêve que les dieux aux formes parfaites se présentent aux hommes. Dans le rêve, la résistance de la matière disparaît. On se meut dans un monde de pures formes que rien n’affecte. Il s’agit de rêverie plus que de rêves au sens physiologique ou freudien que nous connaissons. La forme est parfaite, achevée, elle semble indestructible. Elle définit l’individu dans son existence propre, séparé du reste de la nature.

Par opposition à l’apollinien, se dresse le dionysiaque : la dissolution de toute forme, le flux du devenir qui abolit toute fixité et donc la dissolution du sujet : si le Je transcendantal est ce qui accompagne toutes mes représentations au sens où il les structure, l’abandon de la représentation, de la forme apollinienne, conduit en même temps à la perte su sujet. On ne peut expérimenter le chaos sans s’y perdre. Les forces dionysiaques « abolissent la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi. ».
Ces deux principes sont des principes structurant le réel : la forme qui délimite l’être particulier (pensez à Aristote) et le devenir (pensez à Héraclite). Il s’agit ici d’une structure ontologique du réel. Comment l’art intervient-il ?

L’art va nous mettre en contact avec l’élément dionysiaque qui constitue le fond de la vie. Il va exprimer « l’image de tout ce qu’il y a de terrible, de cruel, d’énigmatique, de destructeur, de fatal au fond de l’existence. ».

La conscience parvient à une limite : penser sa propre dissolution. C’est pourquoi, c’est le corps plus que la conscience qui opère cette perte. « Par le chant et la danse, l’homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure. ». Le corps est plus sage que l’esprit, il est capable de revenir à cette vérité primordiale du grand tout que la conscience habille de formes bien définies. Danser plutôt que philosopher. La conscience est incapable de parvenir à cette légèreté qui est celle du corps car elle est toujours perte de l’innocence. Hegel décrit la conscience sous le mythe de la chute hors du paradis terrestre. Goethe écrit « on n’est conscient que de ses fautes ». Toute conscience est séparation, elle a en elle la gravité de la réflexivité qui supporte la scission d’avec l’objet. Et la dialectique pour Nietzsche reste une dialectique dans et pour la pensée : le mouvement est toujours celui du concept au sens où le mouvement est logique (Hegel pense une logique dialectique mais elle reste une logique : l’imprévisible est exclu du mouvement de pensée et surtout, plus qu’une dissolution du sujet c’est la construction du sujet comme absolu qui se donne dans la logique, le négatif y travaille toujours). D’où l’importance du corps pour Nietzsche, c’est par le corps que l’homme peut atteindre la révélation dionysiaque. « L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art ». Certes, l’art fait appel à la sensibilité physique mais pour être sensible, pour inclure l’oubli de la conscience, a-t-on pour autant construit une œuvre ? Est-ce l’esprit ou la main qui peint et qui sculpte ?
Au sens où l’entend Nietzsche, c’est toute la nature qui est œuvre. L’apollinien et le dionysiaque sont « comme des forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-même sans la médiation de l’artiste et par lesquelles la nature trouve à satisfaire primitivement et directement ses pulsions artistiques. ». L’artiste imite la nature en étant apollinien ou dionysiaque : en créant des formes parfaites ou bien en se livrant à l’ivresse et devenant œuvre d’art. Mais dans les deux cas, soit l’œuvre est en dehors de la révélation fondatrice, elle est purement intellectuelle, soit il n’y a pas d’œuvre puisque les états de perte de conscience ne sont pas exactement une œuvre d’art : les cortèges en l’honneur de Dionysos entraînent pour leurs adeptes des états de perte de conscience mais pas la création matérielle d’œuvres.

Dans la tragédie par contre, l’élément dionysiaque et apollinien vont se composer : le destin tragique écrase le héros, lui révélant la connaissance tragique de la vie, mais dans le même temps, le héros est un individu. La tragédie transpose dans le langage des formes apolliniennes la révélation dionysiaque, au cours de la tragédie pour le héros « son propre état (c’est-à-dire son unité avec le fond le plus intime du monde) se révèle à lui dans une image de rêve analogique ». La dureté du destin qui s’abat sur le héros tragique est analogiquement la mise en forme de la cruauté du devenir qui broie tout être et le précipite dans le néant. Dans la tragédie se donne à voir le devenir. « Il y a une tradition irrécusable pour dire que la tragédie grecque, dans sa forme la plus ancienne, n’avait pas d’autre objet que les souffrances de Dionysos. » La démesure parvient à la conscience. Sans cette dimension, l’art serait un jeu vain et superficiel : pour Nietzsche tout artiste doit expérimenter cette douleur fondamentale d’être. L’artiste n’est pas un simple artisan habile, il vit tragiquement son œuvre. « Il n’y a que dans la mesure où le génie dans l’acte de procréation artistique, se confond avec cet artiste originaire du monde, qu’il sait quelque chose sur l’essence éternelle de l’art. ». L’art étant apparence nous permet de comprendre que toute la réalité n’est qu’apparence fluente : « Toute vie repose sur l’apparence, sur l’art, sur l’illusion, sur l’optique, sur la nécessité perspectiviste et sur l’erreur. ».
L’art est en même temps ce qui rend supportable l’horreur face au devenir « Lui seul est à même de plier ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence à se transformer en représentations capables de rendre la vie possible. ». Pourtant, la représentation artistique n’est pas la représentation individuée et bien définie de la conscience logique. « L’art est ce qui représente l’espoir d’une future destruction des frontières de l’individuation et le pressentiment joyeux de l’unité restaurée. ». La musique est l’art par excellence : la musique ne représente pas une forme extérieure, elle est une incarnation de la volonté, des états d’âme qui ne sont ni logiques, ni ne représente un objet extérieur. C’est pourquoi Nietzsche fondera tant d’espoir dans l’œuvre de Wagner en qui il verra celui qui est capable de créer un nouvel art tragique avant d’exprimer son amère déception. Après la musique vient la poésie lyrique, puis la tragédie. La poésie épique et les arts plastiques sont plus apolliniens. La tragédie est « enfantée par l’esprit de la musique. »

L’idée que l’art rend l’existence supportable est reprise dans Le Gai savoir : l’art permet de supporter la connaissance tragique « Comme phénomène esthétique, l’existence demeure toujours supportable, et l’art nous offre l’œil, la main et surtout la bonne conscience qui nous donne le pouvoir de faire de nous-même un tel phénomène. » L’art est l’illusion qui permet de supporter que la vie ne soit qu’illusion.
Lorsque l’art abandonne l’élément dionysiaque, il entre en décadence. Ainsi, Nietzsche voit en Euripide, le tragique raisonnant, la fin de la vraie tragédie. Euripide selon lui prenait l’avis de Socrate pour composer ses tragédies et il va dénaturer la tragédie grecque. Si la netteté du concept vient se substituer au chaos originaire, il n’y a plus de tragédie, on perd ce contact avec le « fond le plus intime du monde » car le concept est tout entier conscience. On peut se demander s’il n’y a pas un fond de la pensée qui échappe à la pensée, si notre tragique proprement humain n’est pas conceptuel plus que naturel : pour preuve toute la difficulté à penser la catégorie du devenir dans la logique hégélienne, mais c’est une hypothèse que Nietzsche exclut :. « Qui pourrait méconnaître en effet que la dialectique, dans son essence-même, comporte un élément optimiste– elle qui célèbre son triomphe à chacune de ses conclusions et qui ne peut respirer que dans la froide clarté de la conscience ? ». Mais la conscience n’est jamais auto-conscience : la conscience y compris sous sa forme scientifique aboutit à de limites au-delà desquelles reste l’inexplicable. La science ne peut tout expliquer. Nietzsche n’oppose pas art et science. L’art survient à l’extrême pointe de la science, lorsque la science affronte l’inconnu. « Lorsque là transi d’effroi, il découvre qu’à cette limite la logique s’enroule sur elle-même et finit par se mordre la queue– alors surgit une nouvelle forme de la connaissance, la connaissance tragique, qui réclame, pour être supportable, le remède et la protection de l’art. »

Au moyen de l’art « pour de brefs instants, nous sommes réellement l’être originel lui-même, nous ressentons son incoercible désir et son plaisir d’exister.… Nous connaissons la félicité de vivre, non pas comme individus, mais en tant que ce vivant unique qui engendre et procrée. ».

Nietzsche voit donc dans la tragédie la forme la plus parlante de l’essence de l’art. Mais la tragédie est-elle une forme d’art historiquement dépassée : la vision métaphysique et tragique du monde est-elle un moment de l’histoire de l’art et de l’esprit qui est dépassée ou bien est-elle encore le secret toute existence ? Si l’on ne veut pas retrouver une vision hégélienne de l’art comme moment de l’esprit, la conception tragique doit être encore actuelle. D’où l’espoir énorme que Nietzsche en Wagner, sa cruelle déception, puis sa quête du tragique dans le grand style. « Wagner a forcé la langue à revenir à un état originel où elle ne pense encore presque rien par concepts, où elle même est encore poésie, image et sentiment. » (in Wagner à Bayreuth). La déception sera énorme : Wagner ne fait qu’exprimer un sentimentalisme décadent en revenant aux mythes chrétiens. Le Cas Wagner abonde de phrases très dures et injurieuses contre Wagner. Au-delà de la déception de Nietzsche, la question qui se pose est de savoir ce qu’il en est de l’art de l’avenir. On en peut tout de même revenir à la tragédie. Comment la connaissance tragique va-t-elle se manifester comme apparence ? C’est à travers ce que Nietzsche appellera le grand style.
La connaissance tragique ne peut pas être seulement un moment dépassé de la conscience mais ce qui excède toute conscience et constitue sa vérité. « Car la question qui nous occupe ici est de savoir si la puissance contre laquelle la tragédie s’est brisée a suffisamment de forces pour interdire à tout jamais dans l’art le retour de la tragédie et de la conception tragique du monde. » dit Nietzsche.

Cinq propositions pour définir l’art à partir de Heidegger

Heidegger présente la vision de l’art nietzschéenne en 5 points qui vont nous permettre de comprendre ce en quoi consiste l’art de l’avenir puisqu’il n’est pas l’opéra wagnérien.

Heidegger commente la phrase de Nietzsche « Le phénomène de l’artiste est encore le plus transparent. » pour montrer comment l’art assume la tâche de fonder les nouvelles valeurs, comment il est donc bien ce par quoi la volonté de puissance se donne corps. Il dégage cinq propositions qui définissent la position de Nietzsche sur l’art :

  1. L’artiste est ce qui nous est le plus accessible, Etre artiste est un mode de vie et la vie est ce en quoi se manifeste tout être. L’art est vu à partir de ses créateurs, non à partir des œuvres ou des spectateurs. Savoir ce qu’est l’art c’est savoir ce qu’est l’artiste en tant que créateur : c’est dans la mesure où il fait venir à l’être quelque chose que l’artiste est important. Il crée, son agir est volonté qui fait être. Il est analogue au devenir cosmique et en révèle la structure. « L’art est la structure la plus transparente et la plus connue de la volonté de puissance. ». C’est pourquoi on peut faire une physiologie de l’artiste, elle n’a rien de contradictoire avec sa fonction ontologique. (c’est d’ailleurs ce que fait Nietzsche dans Humain, trop humain).
  2. « L’art doit être compris du point de vue de l’artiste. »
    On peut étendre ainsi la notion d’art à toute création. Heidegger cite Nietzsche « L’univers en tant qu’une œuvre d’art s’enfantant elle-même. » puisque l’œuvre n’est pas le corrélat indispensable de l’artiste mais que c’est la créativité qui le définit. On pourra ainsi parler d’art en politique : créer des institutions, l’homme nouveau.…. Burkhard, ami de Nietzsche, parle de l’Etat comme œuvre d’art dans son ouvrage sur la Civilisation de la Renaissance italienne. Il présente l’Etat comme le résultat d’une force créative propre à l’histoire. A propos de l’Italie il écrit « C’est là que l’esprit politique moderne apparaît pour la première fois, livré sans contrainte à ses propres instincts ; ces Etats en montrent que trop souvent le déchaînement de l’égoïsme .… Mais quand cette funeste tendance est neutralisée par une cause quelconque, on voit surgir une nouvelle forme vivante dans le domaine de l’histoire : c’est l’Etat apparaissant comme une création calculée, voulue, comme une machine savante. » On voit l’élargissement de la notion d’art à celle de créativité qui permet de parler d’art politique, d’un art de vivre. Mais un tel élargissement pose le problème du rapport de l’art aux œuvres : peut-il y avoir un art sans œuvres ?
  3. « L’art, selon le concept de l’artiste, est l’événement fondamental de l’étant ; l’étant est, pour autant qu’il est, quelque chose se créant soi-même, quelque chose de produit, de crée. » écrit Heidegger.
    L’art révèle que l’étant n’est pas en lui-même, qu’il est manifestation de la volonté de puissance. L’étant est dans la mesure où il est créé. L’être est cette productivité à l’origine de l’étant. Heidegger commente « La volonté de puissance est le fond sur lequel devra s’établir toute future institution de valeurs. ». Il reprend le dire de Nietzsche : « Notre religion, notre morale, notre philosophie, en sont que des formes de décadence de l’humanité — le contre mouvement : l’art. ». Religion, morale et philosophie inventent un monde vrai, au delà des apparences fluentes. Elles fixent des normes qui évaluent la vie : la morale limite l’expansion de la force, la religion refuse l’innocence de la vie immédiate, la philosophie exalte la réflexivité, l’homme théorique et malade. L’art s’oppose à l’idée d’un monde vrai puisqu’il montre la vérité des apparences. Nietzsche oppose en ce sens art et vérité : le monde vrai (moral, philosophique ou religieux) déprécie la volonté, il amenuise la vie. Socrate, l’homme théorique est malade. L’art affirme l’être des apparences, il montre que le monde vrai est celui du devenir. Nietzsche termine : « Nous avons l’art pour en pas périr de la vérité. »
  4. « L’art constitue par excellence le mouvement contraire au nihilisme. » commente Heidegger.
    Le nihilisme c’est la dévaluation de toutes les valeurs, la mort de dieu. Le nihilisme est un point de passage nécessaire car il faut comprendre que les valeurs n’en sont pas. Mais le nihilisme est encore un acte de l’intelligence qui se retourne contre elle-même. Dans le Zarathoustra, le « dernier homme » incarne ce nihilisme, il est sans foi ni force, réduit à la recherche du bien-être matériel. Au dernier homme doit succéder le « surhommme », celui qui retrouve le sens de la vie « le sens de la terre » et tel la nature crée de nouvelles valeurs qui proviennent de son exubérance vitale. Au-delà du nihilisme l’art est émergence de nouvelles valeurs. L’art va donc s’élargir à la création de toutes les valeurs et pas seulement d’œuvres d’art. Une œuvre est réelle en tant qu’elle porte une valeur, qu’elle est signe de la vie. Il y a pour Nietzsche un art « décadent », celui de la résignation, de la plainte (le sentimentalisme de Wagner, avant les symphonies de Brahms.…) et un art d’apothéose.
    Heidegger commente ensuite ce fragment de Nietzsche « Le philosophe-artiste. Concept supérieur de l’art. L’homme saurait-il prendre une telle distance à l’égard des autres hommes jusqu’à pouvoir les façonner dans leur structure ? Exercices préliminaires : 1. celui qui crée sa propre structure, l’ermite 2. L’artiste jusqu’alors en tant que petit réalisateur travaillant sur une matière donnée. » L’artiste au sens classique du terme n’est qu’un petit réalisateur. Il travaille la matière inerte. Il est appelé à être dépassé par le philosophe-artiste qui lui façonne l’humanité pour qu’elle manifeste sa puissance créatrice. Le problème étant que la matière inerte n’a pas de volonté, elle peut être façonnée par l’homme à son gré. Peut-on façonner les hommes comme de la matière inerte ? « L’art politique » est une métaphore à manier avec précaution. Si on peut parler d’art au sens où la politique n’est pas une science, il semble difficile de parle d’art au sens où l’on pourrait façonner les hommes. Il s’agit de les rassembler pas de les changer. Les utopies politiques voulant faire naître « l’homme nouveau » sont de sinistre mémoire dans l’histoire récente… Pour Nietzsche l’art suprême c’est de façonner l’homme dans lequel la volonté de puissance est à son apogée. Zarathoustra est un prophète, le modèle du philosophe-artiste (on peut noter qu’il n’est pas un dictateur).
  5. L’art est le plus puissant stimulant de la vie. Il ne s’agit pas seulement d’une constatation physiologique : l’art nous donnerait un certain enthousiasme pour la vie. C’est une proposition métaphysique pour Nietzsche : l’art est ce par quoi le devenir devient apparent. On peut s’interroger sur le rôle de cette prise de conscience. En quoi le devenir primitif a-t-il besoin d’être stimulé, lui qui est indifférent à l’individu ? Pour Heidegger, cette dernière proposition revient à l’identification de l’art à la volonté de puissance puisqu’elle est ce qui intensifie la vie et la mène à son dépassement. Mais comment se manifeste cette volonté de puissance dans l’artiste et non seulement comme principe cosmique dont on voit les effets ?

Pour répondre à cette question, il nous faut revenir sur la notion d’ivresse dionysiaque pour comprendre en quoi elle n’est pas un simple état subjectif de l’artiste mais une structure de la volonté de puissance. Dans l’Origine de la tragédie, Nietzsche avait expliqué que l’objet de cette ivresse était la fusion de l’homme et du devenir primitif. Mais en quoi est-ce révélateur d’autre chose que d’une ivresse non-métaphysique ? Comme le notait ironiquement Hegel « le sang échauffé ne fait pas l’artiste et le champagne seul ne suffit pas à faire naître une œuvre poétique ». L’ivresse n’est pas un état physiologique comme pourrait le laisser penser les descriptions des divers états d’excitation dans l’Origine de la Tragédie même si elle s’enracine dans la vie et donc passe à travers des états physiologiques.

L’ivresse dont parle Nietzsche est authentiquement pour Heidegger un état esthétique même s’il peut être aussi compris par la physiologie de l’artiste.

Nietzsche analyse effectivement l’art en fonction de la physiologie de l’artiste. Il faut éprouver toutes les valeurs, y compris l’art, philosopher à coups de marteau non pour briser mais comme les essayeurs d’or pour révéler la valeur. L’ivresse est l’aspect physiologique du phénomène artistique. Nietzsche intitule un chapitre : « De la physiologie de l’art. » et se propose de traiter : « problème de la santé et de l’hystérie. Le génie : névrose. ».

L’ivresse a un étroit rapport à la maladie : il s’agit du passage dans le corps d’une force qui lui est extérieure, comme la maladie qui mine et structure l’existence. Dans l’ivresse comme dans la maladie, le sujet expérimente son décentrement, il n’est plus sujet, maître de sa vie mais est emporté par des processus physiologiques, par la force de la vie qu’il ne domine pas. Le lien de l’art et de la maladie sera superbement exploité dans Le Docteur Faustus, une réflexion littéraire sur la conception nietzschéenne de l’art. Thomas Man reprend d’ailleurs un épisode de la vie de Nietzsche comme point de départ de la biographie imaginaire du musicien Adrian Leverkühn (par erreur, le héros est conduit dans une maison close et en subit un choc psychologique qui est déterminant). Leverkühn comme Nietzsche contracte la syphilis. Dans le roman de T. Mann, Leverkühn représente aussi le musicien Schönberg, le père de la musique sérielle : une forme de composition qui exclut la subjectivité. Texte très dense et philosophique dans lequel Mann réfléchit sur le rapport de l’art et de la maladie, de la culture et de la subjectivité. L’art y apparaît comme force dépassant la subjectivité et portant le sujet à sa perte, une métaphore de l’Allemagne nazie qui se livre aux forces de l’irrationnel et court à sa perte. Mann ne cessera d’écrire pour reconstruire un classicisme contemporain et libérer l’écriture du physiologique. Nous aurons encore l’occasion d’évoquer son travail lorsque nous reparlerons de la subjectivité dans l’art.

Pour Nietzsche, l’art doit être lié à un état physiologique, c’est ce qui le définit et qui fait sa valeur : art décadent ou art d’apothéose. L’art est perte du suejt dans la vie qui le dépasse. Tout dépend de la force d’ivresse qu’il contient. Dans le Crépuscule des Idoles Nietzsche écrivait « Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait d’une façon quelconque une activité et une vision esthétique, une condition physiologique est inéluctable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait intensifié l’excitabilité de toute la machine :point d’art avant cela. » Et Nietzsche énumère les différents types d’ivresse, tous les états d’exaltation de l’individu. L’art est comme une force de la nature qui se produit dans l’homme. Alors que dans l’Origine de la Tragédie, ivresse et rêve étaient scindés, dans la suite, Nietzsche va considérer l’apollinien et le dionysiaque comme deux sortes d’ivresse. Toujours dans le Crépuscule des Idoles : « Que signifie le concept contradictoire de l’apollinien et du dionysiaque, tous deux considérés comme genres de l’ivresse.… ». L’ivresse est l’état fondamental qui se scinde en apollinien et dionysiaque qui ne sont pas opposés de façon rigide mais se complètent : le dionysiaque contenu dans l’apollinien est ce qui fait sa valeur.
Qu’est-ce donc que cette ivresse ? « L’essentiel dans l’ivresse est le sentiment de force intensifié. » (Crépuscule des Idoles). L’ivresse c’est la force qui se manifeste à elle-même. L’ivresse révèle la puissance comme phénomène primordial de l’existence. Si la volonté voulait quelque chose, elle se fixerait dans la représentation, elle serait soumise à l’intelligence. La volonté en veut rien qu’elle même, que sa propre force. C’est une force aveugle qui ne vise que son expansion. C’est la puissance de la vie à l’état brut, les forces de l’instinct et de la nature. C’est pourquoi il n’y a pas d’art sans ivresse. Sans cet état d’ivresse l’art est philosophie, et même une philosophie décadente qui manque le fond de l’être. Par l’ivresse, l’individu atteint l’être et l’art le révèle. Il faut accepter de se perdre pour gagner la révélation métaphysique. Nietzsche insistera sur ce que sa maladie lui a fait gagner en force et ne lucidité sur l’existence. « Apollinisme –dionysisme –Il y a deux états dans lesquels l’art lui-même surgit dans l’homme à la manière d’une force de la nature, et dispose de lui, bon gré mal gré, l’obligeant soit à la vision, soit à l’orgiaque. » (Volonté de Puissance). Puis dans Le cas Wagner : « Quant à la longue maladie qui me mine, ne lui dois-je pas infiniment plus qu’à ma bonne santé ? Je lui dois une santé supérieure, que fortifie tout ce qui ne la tue pas.… Seule la grande douleur affranchit tout à fait l’esprit en lui enseignant le grand soupçon. ».

Mais le jaillissement créateur de la vie est-il suffisant pour faire l’œuvre ? L’œuvre a une forme, une structure. On peut esthétiser la vie mais ce la ne nous dit pas ce qu’est une œuvre d’art. D’où la nouvelle division que fait Nietzsche entre art romantique et art classique.

Le grand style : la connaissance tragique moderne

L’art est force de connaître le devenir et de s’imposer face à ce devenir : ce que Nietzsche appelle le grand style. Son rejet de Wagner est éclairant : le sentimentalisme outrancier du style wagnérien choque Nietzsche. Le grand style manifeste la maîtrise suprême que la vie exerce sur elle-même pour que sa propre surabondance ne la détruise pas « une maîtrise exercée sur l’abondance du vivant, où la mesure règne, fondée sur le calme de la grande âme, laquelle est lente à s’émouvoir et garde une aversion pour l’excessivement vivant. On y vénère et on y met en valeur le cas général, la loi. En revanche on exclut l’exception, la nuance. ». La vie est saisie dans son principe et soumise à l’équilibre de la forme. L’équilibre n’est pas l’absence de force mais leur composition et leur survie car dans l’équilibre, les forces ne se détruisent pas mais s’enrichissent et se consolident. Le grand style est un nouveau classicisme dans lequel la connaissance tragique parvient à la forme et à la légèreté de se moquer d’elle-même. Le grand style montre qu’il n’y a pas de faits, de vérités stables mais seulement des interprétations qui naissent de la force qu’a le sujet qui les produit. « Le style classique représente essentiellement le calme, la simplification, le raccourci, la concentration — le suprême sentiment de puissance qui est concentré dans le type classique. ». L’art connaît le tragique du devenir mais le maîtrise dans la forme. L’artiste est le modèle du « surhomme », celui qui fait de sa vie une œuvre d’art, qui maîtrise en lui les forces du chaos sans les ignorer. Dans la Volonté de puissance, Nietzsche écrit : « Pour l’artiste, la beauté est dehors de toute hiérarchie parce que dans la beauté les contraires sont maîtrisés, ce qui est le signe suprême de la puissance exercée sur une réalité opposée ; cela sans tension. Qu’il n’y ait plus besoin de violence, que tout suive et obéisse si aisément et obéisse de l’air le plus aimable du monde, voilà ce qui réjouit la volonté de puissance de l’artiste. ».

On juge donc une œuvre d’art sur la qualité de la volonté de puissance transparaissant à travers elle. « L’art nous rappelle des états de vigor animale . Il est d’une part la profusion et le jaillissement de la santé physique florissante qui se répand en image et en désirs ; d’autre part, une excitation des fonctions animales grâce aux images et aux vœux de la vie intensifiée ; une élévation de la sensation vitale et un stimulant de cette sensation. » (Volonté de Puissance).

Au §370 du Gai Savoir intitulé : Qu’est-ce que le romantisme ? Nietzsche va approfondir ces réflexions. A la traditionnelle classification des arts, il substitue une typologie des artistes. L’art est réduit au désir créateur de l’artiste. Nietzsche utilise deux critères pour évaluer la force créatrice des artistes : l’opposition de la surabondance de vie et de l’appauvrissement de la vie. Le créateur peut être « l’être le plus riche en abondance vitale », celui qui assume une vision tragique de la vie, ou bien il peut chercher dans l’art « le repos, le silence,la mer étale, la délivrance de soi ou au contraire l’ivresse, la crispation, la stupéfaction, le délire. ». C’est à nouveau le rêve d’Apollon et le délire de Dionysos qui caractérisent non plus le grand art mais le pessimisme romantique, le faux dyonisisme de Wagner. Nietzsche lui oppose le véritable tragique.

Mais il ne faut pas voir de façon unilatérale le désir de stabilité et la surabondance de vie. Il peut y avoir une frénésie destructrice qui n’a rien d’authentiquement vital. Un désir de repos peut venir de la maîtrise extrême des forces et donc laisser transparaître plus de vie qu’une l’agitation frénétique et désordonnée. Il faut donc distinguer « le désir de fixité, d’éternisation, d’être, qui est à l’origine de l’acte créateur » et « le désir de destruction, de changement, du nouveau, de l’avenir, du devenir ».
Le désir de destruction peut être expression d’une surabondance de vie. C’est le désir créateur supérieur, vraiment dionysiaque. Mais il peut aussi résulter d’une haine de la vie. Cette haine est ressentie par « celui qui est mal venu, dépourvu, mal partagé, qui détruit, qui doit détruire, parce que l’état existant, voire toute existence, toute forme d’être même le scandalisent et l’irritent. ».

La volonté de création suppose toujours la destruction mais dans le premier cas, elle est active et positive, dans le second cas elle est réactive et négative.
Une troisième espèce d’art s’incarne dans la volonté d’éternité qui provient d’un « sentiment de reconnaissance et d’amour. ». C’est un art d’apothéose dont Nietzsche voit un bel exemple dans le classicisme de Goethe.

Enfin, la quatrième espèce désigne un désir d’éternisation qui résulte de « la volonté tyrannique d’un être affecté d’une grave souffrance, luttant, torturé, qui aspire à donner le caractère contraignant d’une loi universelle à l’idiosyncrasie même de sa souffrance , à ce qu’elle a de plus personnel, de plus particulier, de plus étroit, et qui en quelque sorte tire vengeance de toutes choses du fait même qu’il grave en elles son image, qu’il les marque au fer rouge de son image, de l’image de sa torture. ».
Les deux premiers types correspondent à une surabondance positive ou négative de la force créatrice, les deux derniers sont l’expression de la faiblesse vitale, de la haine de la vie. On ne peut donc plus se contenter de la division entre dyonisiaque et apollinien. La force s’exprime aussi dans la maîtrise des formes, la faiblesse s’exprime aussi dans la destruction.

L’art n’est plus que l’expression de la force ou de la faiblesse du créateur. La véritable œuvre d’art se réalise dans l’artiste lui-même, dans la création en lui du surhomme. C’est la vie entière qui est esthétisée.

Dans Le cas Wagner Nietzsche étend son analyse aux époques entières : « Chaque époque possède dans la part de force qui lui échoit, le critère des vertus qui luis ont permises et de celles qui lui sont défendues. Ou bien elle a les vertus de la vie montante ; ou alors pour des raisons très profondes, elle résiste de toutes ses forces aux vertus de la vie déclinante. Ou bien elle est elle-même vie déclinante –elle a alors besoin des vertus du déclin et déteste tout ce qui ne se justifie que par la plénitude, la surabondance de forces. L’esthétique est indissolublement liée à des conditions biologiques : il y a une esthétique de la décadence, il y a une esthétique classique. ». Cette esthétisant de l’existence gouverne la vision que Nietzsche a de la morale : Le cas Wagner « La morale des seigneurs, la morale aristocratique, a ses racines dans une acceptation triomphante du moi ; elle est auto-affirmation, auto-célébration de la vie, elle a aussi besoin de symboles et de pratiques sublimes mais seulement parce que son cœur déborde. Tout art vraiment beau, vraiment grand, ressortit à cette catégorie : leur essence commune est la gratitude. ». On peut s’interroger sur cette vision esthétique de la morale. La morale n’est-elle pas indépendante et antérieure à l’esthétique du point de vue spirituel ?

Concrètement : peut-on avoir une vision purement esthétique de la vie et juger de la morale en fonction de l’esthétique ? Thomas de Quincey écrit un ouvrage intitulé : Du Meurtre comme un des Beaux-Arts. Pensez au célèbre portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde où la recherche de l’esthétisme est affranchie de toute considération morale. Peut-on dans une représentation esthétique se dégager de toute considération morale ? Danto pose le problème de façon indirecte dans Après la Fin de l’Art.
Il analyse l’œuvre d’Andy Warhol Marteau et Faucille (nature morte).

L’esthétisation du symbole lui enlève toute force politique. Mais comme l’auteur le suggère à la fin du paragraphe, qu’en serait-il s’il s’était agi d’une croix gammée ? L’art peut-il esthétiser n’importe quel objet ?

Danto donne un autre exemple : l’exposition des photos de Robert Mapplethorpe en 1988. Texte pp231-234. Ce qui choque ce n’est pas tant les objets représentés mais la violence qui est évoquée dans les images.

Faut-il mettre des limites morales à l’esthétisation ? Une image parce qu’elle est hissée au statut d’art cesse t-elle d’être choquante ? Sans vouloir censurer l’art comme la société du 19ème siècle censura Flaubert pour l’immoralité de Mme Bovary, si l’on conçoit sans difficulté que le jugement moral porté sur l’adultère est relatif, il paraît par contre très difficile d’imaginer une société dans laquelle le sadisme ou la pédophilie passent pour des pratiques moralement acceptables. L’esthétisation de telles scènes pose un réel problème. Le fait même de leur donner dans l’art un statut autre que celui de délit pénal est inquiétant. L’esthétisation de la totalité de l’existence ne va donc pas de soi. Elle entre en conflit avec une vision morale de la vie qui a tout autant de validité qu’elle.

Par ailleurs, l’esthétisation totale que prône Nietzsche repose sur l’opposition de l’intelligence et de la vie. La théorie tue la vie, le désir de vérité est une peur de la vie, l’homme théorique est faible. L’art est au contraire une interprétation qui stimule la vie au lieu de la figer, il met l’homme à la hauteur de la créativité du cosmos « La valeur du monde réside dans l’interprétation que nous en donnons.… Le monde qui nous importe est faux, c’est-à-dire qu’il n’est pas un état de fait mais une invention, une façon d’arrondir une maigre somme d’observations. » L’art réinvente le monde en grand style et nous empêche de nous anémier dans l’air raréfié du concept. « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité. »

Mais y-t-il vraiment tant de risque que l’intelligence tue les forces de l’instinct ? Nietzsche insiste sur la force instinctive qu’il faut préserver et que l’art exalte en l’homme : « La force plastique inconsciente se révèle dans la génération. Il y a là un instinct artiste à l’œuvre. ». Nietzsche fait de l’art un modèle de peur que l’intelligence en tue la vie, l’instinct. Malheureusement, l’histoire ne cesse de montrer le contraire. C’est plutôt la force instinctive et sans limite qui risque d’étouffer l’intelligence. Thomas Mann dans Les Maîtres écrit « Quand on pense à quel point, chez la majorité des humains, la volonté, l’instinct, l’intérêt dominent et écrasent l’intellect, le sentiment du droit, l’opinion qu’il faut vaincre l’intellect par l’instinct devient une absurdité.…. Comme s’il y avait le moindre danger que l’esprit puisse trop régner sur terre ! La plus simple noblesse de cœur devrait nous imposer de garder et de protéger la chétive petite flamme de la raison, de l’esprit, de la justice, au lieu de prendre le parti de la puissance et de la vie instinctive et de se complaire dans une surestimation de Corybantes de ses cotés reliés et des actes mauvais — dont nous, les hommes d’aujourd’hui, nous avons expérimenté la débilité mentale. ».

On ne peut rien ajouter de plus sur la nécessité de résister à une esthétisation totale de l’existence.

 

 

Peter Blank pour PAA©

Fragment de statue, Dionysos, Ier siècle avant J.-C., © The Metropolitan Museum of Art