Mon cher Papa,
Je sais que tu ne recevras jamais cette lettre, parce qu’ils la liront et qu’ils décideront de ne pas te l’envoyer. Je n’y peux rien. La situation dans laquelle je suis, en pratique, m’empêche de vivre ma vie. On a décidé que je devais vivre comme un mort. C’est ainsi, je ne me plains pas. Mais il faut que tu comprennes que ce silence n’est pas ma faute.
Tout le reste, si : je ne peux m’en prendre qu’à moi- même. La vie à Evreux était trop petite. Tu le sais, puisque tu m’as dit que j’avais raison de partir. J’ai voulu vivre et devenir plus grand. J’y suis arrivé, en un sens. Il paraît que le monde entier connaît mon visage et mon nom. Avant, je n’étais personne. Je crois que je suis devenu quelqu’un.
Est-ce que tu es fier de moi, ou est-ce que tu as honte ? Est-ce que tu me hais comme tous les autres ? Je te jure, moi, que je n’ai pas changé : je suis toujours ton fils. Ils ont dû te demander si tu avais remarqué quelque chose durant les mois avant mon départ. A tous, tu as dû expliquer où et quand je m’étais radicalisé. Je te le promets : je ne suis pas un radical. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire. Tout ce que je voulais, c’était exister. On ne peut pas vivre en sachant qu’on n ’est rien. Je ne voulais pas de cette mort qui grignote du terrain en douce, la mort qui a tué Maman. Je ne voulais pas avoir le plateau pour seul horizon jusqu’à mon dernier jour.
Je sais que tu te demandes pourquoi, et que tu dois avoir de la peine.
Avant de t’expliquer, il faut que je te dise une chose : je n’en veux pas à ceux qui m’ont fait prisonnier. Ils ne comprennent rien à rien, mais ils n’ont pas besoin de comprendre. Ils sont les plus forts. Je ne peux pas leur en vouloir, seulement parce qu’ils ne voient pas le monde comme je le vois.
Ceux que je hais, ce sont tous ceux qui croient qu’on peut vivre comme nous vivons. Ceux qui vivent aussi mal que nous mais qui se sont résignés, aussi, parce qu’ils se disent que c’est normal. Est-ce que tu as accepté la défaite. Papa ? Est-ce que tu as baissé les bras ? Est-ce que tu trembles avec eux parce qu’ils t’ont raconté que les barbares sont à votre porte ? Ils te disent le contraire, mais ta porte ne sera jamais la leur.
Vous attendez les barbares ? Nous arrivons. Vous nous regardez avec horreur en cachant vos enfants et vous vous demandez comment vous défendre. Vous avez la bouche pleine de vos grands principes, vos belles valeurs, pendant que nous aiguisons nos lames. Vous vous serrez les coudes en pensant aux heures sombres où d’autres barbares sont venus. Mais vous n’avez pas compris, il n’y a pas de barbares. Nous sommes vous. Moi, le Français, tous ceux dont vous avez fait des coupeurs de gorge et des buveurs de sang plutôt que de nous donner une place en France. Vous regardez au loin, dans la poussière du désert. Nous sommes entrés depuis longtemps.
Vous ne pouvez pas nous faire la guerre : nous sommes vous. Nous sommes la mauvaise herbe, la grande maladie. Une fois que notre travail sera terminé, nous ne danserons pas sur vos tombes en remerciant le Très-Haut. Nous ne traverserons pas les océans pour ruiner d’autres civilisations. Vous ne pouvez pas comprendre : nous mourrons nous aussi, et il n’y aura ni vainqueur ni vaincu pour se souvenir de ces folies.
Je sais que vous essaierez encore de me briser. C’est trop tard, vous m’avez déjà tout pris : l’amour, la beauté des lendemains, vous avez tout fracassé.
Vous pensez que vous m’avez pris même ce qui fait de moi un danger. Mais je vous dis : je suis là, je suis là, je suis là. Est-ce que tu m’entends. Papa ?
Je suis là.
Je ne suis pas une petite chose et je vous arracherais le cœur de mes mains si elles étaient libres.
Julien SUAUDEAU@2015 Droits réservés©
Extrait du livre “Le Français”, Robert Laffont, Paris, 2015
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.