Il y a une période de six mois de ma vie qui échappe aux boussoles et aux cartes. C’est quand j’ai été ruiné, en cessation de paiement. J’avais toujours plus ou moins réussi à pourvoir à mes besoins matériels, mais là, j’étais à sec, sans aucun recours. Tout ce que je pouvais vendre était depuis longtemps vendu. J’avais aussi épuisé toutes les aides possibles, et emprunté au-delà du réel. Il ne me restait aucune marge de manœuvre.
Loyer, électricité, abonnements, nourriture : tout bloqué, coupé, fermé. J’aurais déjà dû rendre mes clés depuis longtemps. Je faisais des détours pour ne pas passer devant l’épicerie qui m’avait fait crédit. Je fuyais le facteur, ne répondais plus aux coups de sonnette. Quand j’aurais mis ma brosse à dents dans ma poche et claqué la porte derrière moi, tout serait consommé.
Par chance, j’étais sans attaches. Je n’entraînais personne dans mon naufrage. Ma situation était désespérée mais elle n’était pas tragique. Il me restait quelques petites amies aux longs cheveux, qui n’allaient ni m’héberger, ni m’entretenir, mais chez qui je pourrais sans doute aller prendre une douche ou un repas de temps à autre, en échange de mes maigres faveurs.
Je réfléchissais, je réfléchissais beaucoup. Je prenais le métro d’un terminus à l’autre pour pouvoir réfléchir – en fraude bien entendu. Je cherchais une solution. Je n’en trouvais pas. Il n’y avait rien à faire. Rien à faire. Peu à peu, l’idée me venait, incroyable, formidable. Ne rien faire, c’était peut-être la seule solution.
En vérité, je n’étais pas tout à faire à la rue. J’étais secrétaire bénévole d’une association sans but lucratif qui enseignait le français aux réfugiés politiques. Les réfugiés en ce temps-là parlaient des langues que personne ne comprenait et ils étaient obligés d’apprendre la nôtre, pour laquelle ils n’avaient aucun don. Ils suivaient des cours durant des années, sans autre résultat que de faire fleurir des associations à l’infini, qui prenaient en charge leur instruction, avec l’aide d’enseignants à la retraite et de mères célibataires au grand cœur.
L’une d’elles m’avait convaincu, en penchant sur moi son visage grave, de les aider dans leur tâche sans fin. Je n’avais pas la mentalité requise pour donner cours, mais je pouvais gérer les plannings, tenir les budgets, parfois même remplir des formulaires pour réserver une salle. Il y avait un bureau au rez-de-chaussée d’une maison de banlieue, une sorte de permanence toujours vide, avec des toilettes, un téléphone, un carrelage pour dormir (c’était une ancienne boucherie). J’y ai pris mes quartiers. On n’a jamais vu de bénévole plus assidu que moi.
Ce que je faisais de mes journées, je n’en sais rien. Je n’avais plus de livres. J’avais du papier et des pointes Bic, mais le dénuement et l’ennui ne m’inspiraient pas. Je me brossais souvent les dents, sans dentifrice. J’avais expédié toutes les paperasses en retard. Les visiteurs étaient rares. S’il s’en présentait un, je lui répondais dans le langage des signes et lui glissais un plan du quartier pour qu’il puisse trouver le centre de formation.
À part le téléphone et les toilettes, je devais me passer de tout. J’ai découvert qu’on pouvait mettre l’argent en hibernation. Ou plutôt on ne pouvait pas, mais si on le faisait quand même, il se passait un phénomène curieux : on découvrait au cœur de la société une sorte de faille étroite, dans laquelle on pouvait se glisser, pour continuer à vivre, d’une certaine façon.
J’ai vécu durant six mois sans compte en banque et sans argent liquide. J’ai survécu sans dépenser un franc, faute d’avoir un seul franc. Quand je voulais manger, je demandais à manger, ou j’allais à la fin des marchés, à la fermeture des grandes surfaces, pour trier les fruits et les légumes au rebut. Quand je prenais un rendez-vous, je prévenais d’emblée que je n’avais pas de quoi payer un verre, et je proposais qu’on se retrouve sur le trottoir, sur les marches d’un bâtiment public. Si les gens que je devais voir m’invitaient dans un café, j’acceptais sans vaine politesse. J’en profitais pour grignoter des biscuits et des sucres. Sinon nous discutions debout devant les façades.
Parfois, je touchais quelques droits d’auteur ou un remboursement d’assurance sociale mais je n’en savais rien. Mes comptes étaient bloqués et toute rentrée servait à apurer mon découvert. Je calculais vaguement qu’un jour ou l’autre, je repasserais en positif, mais faute de courrier bancaire, je ne serais pas prévenu. Il fallait que je me comporte indéfiniment comme si une société post-monétaire était née, suite à une catastrophe, et que le monde s’était adapté.
Je savais depuis longtemps ce que c’était de vivre avec peu d’argent. Mais vivre sans argent du tout, sans la plus petite roupie, est un tout autre jeu. On devient incroyablement innocent. J’avais cessé d’avoir peur de manquer : je manquais. J’avais cessé d’avoir des histoires d’amour, par manque d’occasion et par honte de mes vêtements. J’avais cessé d’écrire parce que je n’avais plus rien à raconter.
Durant six mois je n’ai pas effectué une seule dépense à titre personnel. Je signais parfois des chèques pour l’association, mais je n’établissais aucun rapport entre cet argent qui allait servir à louer un autocar ou à financer du matériel audio-visuel parfaitement inutile, et mon propre dénuement. Avec le prix d’un seul rétroprojecteur j’aurais pu manger toute l’année mais je n’y pensais pas. Je glissais doucement dans la torpeur heureuse de l’imbécillité.
Et puis c’est revenu. Pas peu à peu, presque d’un seul coup. D’abord je me suis remis à écrire. J’ai écrit une pièce de théâtre qui a été tout de suite montée. Je me suis retrouvé aussi à discuter le coup dans une agence de publicité et il y a eu un vrai budget pour mes petites trouvailles. Le monde merveilleux des actrices et des publicitaires s’est donné à moi. On m’a confié des missions. On m’a dit que j’étais incroyable. J’ai eu à nouveau plus d’argent et d’aventures qu’il n’était raisonnable. Je n’avais toujours pas de chez moi et je dormais toujours sur le carrelage mais je louais des suites d’hôtel l’après-midi pour recevoir mes conquêtes. Tout me paraissait naturel et sans conséquence, même mes souliers crevés, mes vêtements usés jusqu’à la corde, sur lesquels les réceptionnistes jetaient un regard lourd avant de me tendre la clé.
©Luc DELLISSE #2019 pour le texte
©Droits réservés #2017 pour la photographie
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