Luc DELLISSE / Inédits / À couteau tiré

 

J’avais une amie de rencontre. Elle m’a quitté au bout de trois mois. Cela ne suffit pas pour faire une histoire. L’eau se referme très vite. Le sexe qui nous avait lié n’a laissé aucune trace. Rien qu’une image de beauté perdue.

 

Elle était belle et mystérieuse. Sa beauté ? Nonchalante et rapide. Son mystère ? Il se résume à un détail frappant. Elle ne se déplaçait qu’armée. Je l’ai découvert par hasard. Elle était munie d’un couteau militaire qu’elle portait dans un fourreau, soit à l’épaule, soit à la cheville. Elle savait s’en servir. Elle avait des gestes prompts pour le sortir, du plus simple au plus impressionnant. Elle était championne du jaillissement. Elle m’a montré son talent, lors d’une promenade. Regarde. L’instant d’après, bas du pantalon retroussé, elle tenait la lame entre ses doigts. Un redressement du torse, une détente, le couteau a filé, tournant sur lui-même en décrivant une ellipse large, pour se ficher dans le tronc d’un arbre.

 

Où avait-elle acquis ce talent ? Sur quelles cibles ? Avec quel professeur ?

 

Elle m’observait d’un œil malicieux. Elle n’était pas du tout confuse. Elle m’a dit qu’on devait toujours avoir un couteau sur soi. Et bien sûr, savoir s’en servir, de près comme de loin. De près, ce n’était pas si difficile. Il fallait que la main la plus agile soit celle qui ne tient pas le couteau. Elle doit pouvoir virevolter, gifler, heurter, vise les yeux. Quand l’agresseur, ou le plus proche s’ils sont plusieurs, est suffisamment égaré ou furieux pour relâcher sa garde, alors la main armée se déclenche et frappe l’épaule ou la gorge, selon qu’on veut immobiliser ou tuer.

 

On pouvait miser, disait-elle, sur le fait qu’un adversaire abattu donne à réfléchir à ses complices, si la lame en ressortant de la blessure est rouge de sang.

 

Au lancer, cela demandait plus de précision. Il y a tout un art, qui met du temps à s’acquérir. Il faut que le couteau, quelle que soit la distance, réponde à un calcul et entame un mouvement circulaire, boucle longue ou boucle courte, avant d’enfoncer sa pointe dans la cible, qui est susceptible d’esquiver, si c’est une cible mobile et que le jet de l’arme est trop prévisible. Le lanceur doit tenir compte de variables indépendantes.et choisir l’ellipse idéale.

 

Je ne sais pas si tout cela se passait dans sa tête, ou si elle était réellement prête. Il est bien certain que le monde est plus dangereux que dans ma jeunesse : le monde d’ici. Jadis, on s’attendait à devoir se défendre quand on visitait la Moldavie ou l’Atlas. Maintenant, c’est à Brème ou à Angers que tout bascule en un instant. Sauf si on a un cœur de victime, un bon couteau vaut mieux que de bons sentiments.

 

Une chose toutefois m’étonnait. Pourquoi ce besoin pressant d’avoir une arme sur soi ? Elle ne l’avait pas le jour où elle a été prise sous l’averse, et qu’elle s’est dépouillée de ses principaux vêtements, à l’exception de ses dessous, qui ne cachaient rien. C’était le prétexte de notre première fois. C’est elle qui avait mené le jeu. Même l’averse faisait partie de sa science, de sa manière délicieuse, dédaigneuse, de prendre et puis de rejeter.

 

Maintenant qu’elle m’avait sorti de sa vie, considérant cet art du couteau, je m’interrogeais sur sa personnalité véritable. Elle ne coïncidait pas tout à fait au professeur de lettres qu’elle était Censée incarner. La façon dure et ferme dont elle m’avait signifié mon congé semblait faire partie d’une système, d’un entrainement. On aurait dit une guerrière habituée au combat, à tous les combats.

 

Dans quelles circonstances avait-elle acquis ce poignard de commando, conçu pour le jet comme pour le corps à corps ? Si elle le portait sur elle, le jour de l’averse, je n’avais rien vu. Peut-être, pour une soirée pluvieuse de déshabillage et d’initiation, laissait son arme en repos. Ensuite. Il n’y avait pas eu tant de fois ensuite. Quand nous sortions ensemble, dans la rue, dans un bar, elle aimait regarder, à gauche, à droite, en souriant. Ses beaux yeux attentifs ; C’était bien. Mais sous la perfection des apparences, temps gardait ses secrets. Sur qui était je tombé. Une comédienne ? Une aventurière. Tout cela se même, c’est déjà si loin. Pour ce que je sais, elle n’est pas morte, elle n’a tué personne. Mais qu’est-ce que j’en sais, réellement.

 

Y avait-t-il un danger dans sa vie ? Avait-t-elle une autre raison de craindre et de se protéger ? C’est possible. Elle était belle. Elle était drôle. Elle était dure. Elle était bandée comme un ressort. Elle m’a quitté en une seconde et je n’ai pas insisté. Je crois qu’elle quittait tout très vite, sachant que le moment venu, elle serait seule avec son couteau.

 

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés

Photo de Tahara©. Droits réservés.