Luc DELLISSE / Inédits / Fuego

Fuego

L’idée ne me serait pas venue de mener une vie nomade. J’étais un sédentaire qui n’aimait pas rester en place trop longtemps. Qui surtout, n’avait pas envie qu’on sache exactement où le trouver. J’aimais quitter les lieux promptement, mais pour un autre lieu fixe. Pas pour errer sur les routes à plaisir. Deux ou trois jours de randonnée dans les Dolomites ou les Vosges suffisaient à mes besoins d’évasion pour une année entière. J’avais un sac à dos, de bonnes chaussures, une brosse à dents et de l’argent liquide : je ne me prenais pas pour un aventurier.

Je couchais à la modeste et non à la dure. Un petit hôtel, un restaurant de quartier ou de montagne, mes genoux pour écrire durant la pause, des rencontres incertaines, des ampoules au talon quand j’avais mal choisi la longueur du chemin. Rien de tout cela ne m’empêchait de pratiquer une sorte de confort instable. Puis je rentrais chez moi – dans un des chez moi. Durant ces brèves errances, je m’abstenais de consulter mes mails et de lire de grandes proses. J’ai tout cela sur mon téléphone, mais déconnecter quelque temps les voix du monde me faisait un bien fou.

En dehors de ces rares épisodes, je ne voyageais pas, je ne bougeais pas : je restais immobile ou tout comme, partagé entre deux ou trois domiciles de hasard. Ces résidences ne reflétaient la personnalité de leur occupant que par défaut : peu décorées, peu meublées, peu aménagées. Je pouvais m’en détacher sans douleur.

Pendant longtemps j’avais eu des livres, beaucoup de livres. Il ne m’en restait plus. Perdus. Vendus. Donnés. Abandonnés. C’était dans l’ordre. Le vide, l’oubli, le tempo. A chaque mois qui passait, mes souvenirs de lecture devenaient plus fragmentaires, plus lointains. Je connaissais encore des bribes de poèmes, détachés de l’ensemble ; des esquisses d’histoires dont j’avais oublié la plupart des détails. Je savais encore qui était madame Bovary, mais pas le nom de ses amants ni les circonstances de sa mort. Cela ne m’intéressait plus beaucoup.

Pas de doute : je m’appauvrissais. Mon esprit devenait une conscience anonyme. Je menais une vie qui allait en s’étrécissant par goût de la simplicité. J’avais la folie de m’en réjouir. J’étais mûr pour une fin sans gloire. Je me préparais le destin de ces hommes qu’on retrouve, à l’état de pourriture ou de squelette, dont on ignore comment ils sont arrivés dans cette pièce fermée, et dont on ne connaît pas le nom.

Ce qui me maintenait en équilibre, en mouvement, c’est la joie. Une joie sans motif qui me prenait dès le réveil et me faisait trouver la journée qui venait plus belle d’avance que tous les autres jours, parce que des ravissements inconnus m’attendaient. Souvent, ces pépites étaient si minuscules qu’il fallait un œil exercé, un œil de myope, pour les saisir. Elles nourrissaient ma vie et trouvaient place dans un poème, une promenade, un rêve. Elles me rendaient amoureux de femmes que je ne rencontrerais pas, de villes que je ne reconnaîtrais pas, de toute une suite d’émotions fortes et fuyantes, de toutes les formes d’aventures improbables, comme à vingt ans.

Je vivais tout le temps comme si je n’avais encore rien vu. Je me perdais dans des paysages plus imaginaires que réels. Je me sentais solidaire des humains en général, pas en particulier. J’avais de plus en plus de mal à prendre au sérieux le destin. Autour de moi, mes contemporains étaient entrés dans la vieillesse. Je ne me méprenais pas sur mon propre sort mais comment dire ? Je sentais que je n’en avais pas fini avec moi.

© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés

iconographie de Bill Ashtray©