La jeune peintre
Les Romains de l’Antiquité étaient souvent cruels mais ils savaient distinguer la vertu. Ils la reconnaissaient dans la fidélité aux principes, dans le culte de la nudité et de la pudeur, dans l’amour des grands personnages, dans le courage au combat et dans la capacité à se tuer sans faire d’histoires quand les choses tournent mal. Ils ne la pratiquaient pas toujours à titre personnel mais ils l’admiraient et ne doutaient pas que c’était le fondement de leur civilisation.
De ce point de vue, Pétrone qui s’ouvrit les veines sans attendre que Néron décide de son sort, et qui au jour fixé par lui discutait avec ses amis de l’immortalité de l’âme, dans une ambiance voluptueuse, tandis que son sang s’écoulait, s’est montré aussi digne de la vertu que Socrate, et plus stoïcien que Néron quand son tour fut venu.
Moi aussi, sans la pratiquer, je reconnais chez autrui la vertu, quand par hasard je la rencontre. Il est vrai qu’elle est si rare qu’elle saute aux yeux. Elle n’est pas éclatante, mais modeste et obstinée comme un chien d’aveugle. La naïveté et l’intransigeance s’y mêlent obscurément.
J’ai courtisé durant six mois, par intermittence, une femme que je trouvais extraordinaire par sa rigueur et son dénuement, malgré la banalité de la plupart de ses faits et gestes. Un seul acte chez elle sortait de l’ordinaire ; elle rapportait tous les instants de sa vie à une seule passion.
Elle peignait sans répit, des œuvres qu’elle ne montrait à personne. Elle avait un atelier dans les combles de sa maison : on n’était pas invité à y monter. En même temps elle ne faisait pas un mystère de sa peinture. Elle portait parfois pour me recevoir une longue blouse de pharmacien couverte de taches d’arc-en-ciel. Elle m’a aussi dit que le rouge est une couleur impossible.
Tous les jours elle se levait à sept heures. Elle montait aussitôt dans son grenier. Elle n’en redescendait que douze ou quatorze heures plus tard. Si je lui rendais visite durant la journée, je pouvais entrer mais je ne la voyais pas. Je l’entendais parfois marcher au-dessus de ma tête, ou faire claquer ses doigts quand la peinture lui résistait.
Je m’installais à sa table de cuisine pour lire et pour écrire. Parfois je me faisais un bouillon avec un cube Liebig et de l’eau calcareuse. Puis je repartais vers d’autres plaisirs. Ou bien, je restais pour l’attendre, certains jours d’espérance. J’aurais beaucoup aimé connaître ses toiles. Je savais que c’étaient des toiles et même quel était leur format. J’avais aidé un de ses amis, ou peut-être un de ses frères, car il était petit et myope comme elle, à transporter des châssis achetés en vrac dans une faillite de menuisier.
Elle, je l’ai rencontrée à l’arrière d’une boulangerie où l’on pouvait acheter son pain la nuit. Je ne l’ai jamais vue que la nuit. Je n’ai jamais été chez elle l’après-midi en sa présence. Elle surgissait quand je ne l’attendais plus : environ deux heures après la fin de la lumière diurne. Ces deux heures m’étonnaient plus que tout.
Elle m’invitait à prendre le tardif repas du soir avec elle. Elle avait acheté chez un épicier turc ou libanais des pâtes bon marché qui semblaient venir d’un magasin de farces et attrapes, car elles étaient incuisables, et après être resté trois grands quarts d’heure à côté de la casserole bouillonnante, entre un livre et un verre de vin, quand j’en goûtais une, je ne parvenais même pas à la sectionner d’un coup de dents.
Elle avait un visage allongé et des lunettes de plongeur sous-marin, sans lesquelles elle ne voyait pas à trois mètres. Ses yeux un peu globuleux remuaient derrière les gros verres comme des poissons de lune dans un aquarium. Elle me regardait très en face, comme si la bête curieuse, c’était moi.
Je la fréquentais pour l’idée que je me faisais de son grenier. Pendant longtemps je n’en ai eu aucune preuve. Vrai aussi que j’aimais sa cuisine-salle-de-bains, vaste pièce carrelée qui donnait sur des terrasses en terre cuite et les jardins en surplomb d’un grand collège technique : les cris qui montaient de la cour et des tilleuls étaient des cris de fureur et d’injures, mais assourdis, très assourdis, par les doubles fenêtres, qui se refermaient l’une sur l’autre comme les pans d’un veston.
Une fois que j’arrivais un peu tard chez elle, je l’ai surprise à sa toilette : elle se lavait les cheveux dans l’évier, torse nu. Elle m’a vu au moment où je faisais volte-face et sous le bruit du robinet, elle m’a crié de rester. Je me suis assis dans un coin, ayant posé la bouteille et les macarons à mes pieds. Elle tournait dans la cuisine, à la recherche d’une serviette. Comme je ne pouvais pas faire semblant d’être aveugle, je la lui ai lancée. Elle a haussé les épaules. Elle s’essuyait les cheveux. Elle avait un torse mince, des seins effacés. Je ne l’avais jamais vue sans lunettes, ses yeux vagues étaient assez beaux. Je lui ai dit que dehors il ne pleuvait plus, qu’on pouvait sortir faire un tour. Elle m’a dit de déboucher la bouteille, que la pluie lui avait cassé la tête toute la journée.
Je crois qu’elle s’attendait à ce que je fasse quelque chose pour donner une tournure nouvelle à notre intimité. Je n’ai pas bougé. Quand même, j’avais connu l’Afrique et la Russie, et les amours illégitimes : je n’étais pas né de la dernière pluie.
Plus tard, en y repensant, je me suis dit que c’était peut-être la seule façon honorable de découvrir ce qu’elle peignait ainsi, sans fin, dans son antre juché. Mais ça me semblait déplacé. Le mieux était d’attendre qu’une nuit, réunis par la fatigue, nous montions l’étroit escalier en nous entrechoquant.
Elle a déménagé sans me prévenir. Deux jours de voyage et quand je suis revenu, elle n’était plus là. J’ai découvert son grenier dans la rigueur de l’absence. J’ai vu les traces de ses pieds nus dans la poussière et les constellations. Elle avait embarqué toutes ses toiles. Elle avait laissé derrière elle une boîte de peinture : les pinceaux étaient secs et les tubes recroquevillés. Avec mon téléphone qui sonnait dans le vide, j’ai pris une photo.
J’y repense quand, de très loin en très loin, je bois une certaine tisane au thym et au laurier. C’était toujours la fin de notre repas très nocturne, quand l’unique bouteille de vin était vide. Elle répandait des fragments de feuilles et de branches dans la casserole, et laissait infuser longtemps. Nous buvions à deux mains. L’odeur des sous-bois humides montait de nos bols en porcelaine comme une fumée.
© Luc Dellisse 2023. Tous droits réservés©
iconographie de Armen SAAKYAN©
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.