Wittgenstein / Feu follet, sage et fou, saint et diable.

Le penseur le plus singulier du xxe siècle. Feu follet, sage et fou, saint et diable, il a l’air échappé d’un roman que Dostoïevski et Conan Doyle auraient tenté d’écrire ensemble. Car Ludwig Wittgenstein est en même temps dévoré d’angoisse et de passion suicidaire et habité d’un génie logique que traverse l’humour. Que l’homme soit mort à 62 ans, fin avril 1951, est presque un détail secondaire. Ses derniers mots : « Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse. » Elle fut effectivement traversée d’aventures intellectuelles, saturée de contrastes, passant de la grande richesse à la pauvreté, de l’université à toutes sortes de métiers (ingénieur, jardinier, instituteur, architecte, brancardier…).

Au xxie siècle, Wittgenstein persiste à perturber la pensée : récemment, Patrick Hebron, un expert de l’intelligence artificielle chez Adobe, qui a étudié la philosophie avec Garry Hagberg, spécialiste du philosophe autrichien, constatait que l’architecture de réseaux mise en place pour le fonctionnement de Google Translate était une représentation littérale du travail de Wittgenstein sur le langage.

Tout commence à Vienne à la fin du xixe siècle, au coeur de la plus grande opulence. Les Wittgenstein, maîtres de forge, habitent un palais somptueux, où l’on croise d’autres grandes fortunes de l’acier, les Carnegie ou les Krupp. Karl, le père, est un mécène des avant-gardes. Dans son enfance, Ludwig fréquente Brahms et Mahler, des amis de ses parents. Klimt fait le portrait de mariage de sa soeur Margarethe, la plus intellectuelle des huit enfants, qui fera une analyse avec Freud. Ludwig apprend à jouer du piano et rêve d’être chef d’orchestre. Son frère aîné, Paul, concertiste, se verra offrir par Ravel le Concerto pour la main gauche après une blessure de guerre. Mais cette famille est traversée de tourments : deux de ses frères aînés se suicident.

La question philosophique des maths

À 10 ans, Ludwig fait fonctionner une machine à coudre qu’il a fabriquée lui-même, parce que la mécanique le passionne – les mathématiques aussi. Equations, roues dentées, moteurs d’avion constituent son premier univers. On ne le juge pas très doué et il fréquente une école technique privée, à Linz. Parmi les élèves de sa classe, en 1904-05, se trouve Adolf Hitler. Il est possible que le jeune juif brillantissime que jalouse Adolf, et dont il jure de se venger, ce soit Wittgenstein…

À 20 ans, il part faire des études d’ingénieur à Manchester. La propulsion des aéronefs est sa marotte. Comme les interrogations philosophiques soulevées par les mathématiques, découvertes en lisant Principia Mathematica de Whitehead et Russell. Sur quoi repose l’édifice des mathématiques ? Coup de foudre : Wittgenstein se découvre fasciné, irrésistiblement attiré par la théorie de la logique et l’analyse des concepts. Mais en est-il capable ? Il va aller le demander à Russell, qui enseigne à Cambridge.

Car il ne se sent pas sûr de ses moyens intellectuels. Même pour Bertrand Russell, il n’est pas facile de le conseiller, tellement ce jeune homme paraît singulier. Au bout d’un trimestre, le maître est toujours incapable de savoir s’il a affaire à un génie ou seulement à un excentrique. Avec ce curieux étudiant s’engage un dialogue incomparable : « S’il vous plaît, dites-moi si je suis complètement idiot ou pas. »« Mon cher, je n’en sais rien, pourquoi me le demander ? »« Parce que, si je suis complètement idiot, je deviendrai aéronaute ; sinon, je deviendrai philosophe. » Russell lui suggère alors d’écrire ce qu’il veut sur un sujet philosophique. Il lui dira très vite s’il est idiot ou non. Après avoir lu la première phrase, il le supplie de ne pas devenir aéronaute…

Les mathématiques traversent alors l’une des grandes crises de leur histoire, dont sortira la théorie des ensembles et Wittgenstein est dévoré, passionnément, du désir de trouver la solution. Sa conviction la plus profonde est qu’il doit être un génie, ou rien. Très vite, il finit par dépasser Russell en exigence et en acuité, mais au prix d’une sauvagerie qui le rend cassant, fantasque, insupportable aux autres et parfois à lui-même.

Cette sauvagerie le conduit notamment à aller vivre en Norvège, au fond du plus vaste des fjords. Il construit de ses mains, à flanc de colline, une cabane en bois d’où il puise de l’eau dans le lac, avec un treuil et un seau. Skoldjen, le premier village, 200 habitants, est à plusieurs heures, en barque l’été, ou à pieds sur le lac gelé. « Le travail en philosophie est avant tout un travail sur soi-même », déclare-t-il. Que vient-il chercher là ? La solitude, la contemplation, le silence, car il ne peut travailler que dans une sorte d’état second, une extrême contention d’esprit. Mais il se réfugie aussi dans des lieux isolés pour vivre en paix avec son ami David Pinsent, rencontré à Cambridge. Il ne veut pas exposer son homosexualité aux regards des autres.

« Dire » et « montrer »

Quand éclate la Première Guerre mondiale, Ludwig Wittgenstein est affecté sur le Goplana un torpilleur autrichien. C’est là, dans le froid et le bruit des machines, qu’il rédige sur de petits carnets rangés dans son barda, un des livres les plus incisifs de la pensée contemporaine. Il a tout pour paraître inintelligible : un titre à coucher dehors – Tractatus Logico-philosophicus -, une présentation déconcertante (les phrases sont numérotées selon les subdivisions du texte), un style abrupt et tranchant. Et pourtant ! Cent ans après sa publication, presque tout le monde connaît sa formule finale : « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire. »

Pour en comprendre le sens et la portée, il faut examiner les rapports entre monde et langage. « Le monde est la totalité des faits, non des choses. » Pour Wittgenstein, les phrases qui possèdent un sens sont donc uniquement celles qui décrivent des faits, des événements ayant lieu dans le monde. Les autres phrases se trouvent dépourvues de contenu ou de sens, même si on imagine, à tort, qu’elles en possèdent.

Au centre de ce livre se tient la distinction entre « dire » et « montrer ». Par exemple ? Je peux dire, de manière efficace et sensée, que telles ou telles feuilles d’arbre sont vertes, ou bien ne le sont pas. Je peux aussi préciser à quel moment elles deviennent vertes, ou quand elles cessent de l’être. Mais je ne peux pas répondre, par des mots, à la question « Qu’est-ce que le vert ? » Je ne pourrais que pointer mon doigt vers une chose de cette couleur en disant : « Le vert, c’est ça ! » Autrement dit, « je peux dire » que des feuilles verdissent ou non, car il s’agit d’un événement du monde. Mais ce qu’est le vert (sa présence, sa nature, sa définition), « il faut le taire », car cela ne peut pas se « dire », mais seulement se « montrer ».

On pourrait croire que Wittgenstein coupe les cheveux en quatre. En fait, c’est une prodigieuse machine à nettoyer la pensée. Parce que la totalité des questions de la métaphysique ne portent pas sur des événements du monde. En demandant ce qu’est le monde, l’être, l’âme, la mort ou Dieu, elles constituent des interrogations vides de contenu, du type « Qu’est-ce que le vert ? »

Mine de rien, le Tractatus que Wittgenstein a rédigé dans sa canonnière, et publié en 1921, décape radicalement la philosophie. Il s’agit même d’en finir avec elle. Car la singularité de ce penseur n’est pas de vouloir, comme tous les autres, accroître ou approfondir nos connaissances, il veut nettoyer, éliminer les faux problèmes, écarter les discours vides. À peine le livre publié, les rares lecteurs capables d’y entrer comprirent qu’ils avaient affaire à un ouvrage décisif. S’il faut schématiser, son mot d’ordre est : faites des sciences, laissez tomber la métaphysique. Positivisme logique est le nom savant de cette école.

Jardinier, architecte…

Après cet exploit, on pourrait imaginer le jeune prodige goûtant sa gloire, s’installant chez ses pairs et faisant fructifier sa découverte. En fait, Wittgenstein est déjà ailleurs, insatisfait, inquiet, déprimé. Sa plus grande bizarrerie est sans doute là : il ne vit que pour la pensée, la réflexion théorique et la science, mais à travers des coups de tête, des chemins de crête et des abysses. Il va cheminer ainsi, une dizaine d’années entre recherches logiques et dépression, retrait du monde et crise mystique. Ces zigzags évoquent à nouveau des chapitres de roman plutôt que des cours de logique.

Au décès de son père, Wittgenstein hérite de sa part d’une fortune colossale, juge que s’en débarrasser au plus vite est nécessaire. À qui donner tant d’argent ? À des pauvres ? Ce serait pour eux trop de bouleversements. Il juge que l’argent doit aller à ceux qui y sont accoutumés, et distribue sa part à ses frères et soeurs. Devient jardinier au monastère de Hütteldorf, en Basse-Autriche, cultive des légumes et des roses. Mais il y a encore trop de monde, à son goût,.

Il retourne donc dans la cabane en Norvège, au bord du fjord, puis revient en Autriche, se fait engager comme instituteur dans des villages de montagnes, écrit un vocabulaire à l’usage des petits paysans. Russell est inquiet, Keynes, qui admirait Wittgenstein à Cambridge, est au désespoir. Finalement, les yeux de Wittgenstein s’ouvrent. Il retourne à Vienne, devient architecte, conçoit et fait construire une maison pour sa soeur Margarethe, dont il dessine les plans, les portes, les serrures, les radiateurs… On peut encore l’admirer sur la Kundmangasse, son style évoque celui de Loos.

Le retour de Wittgenstein à Cambridge, en 1929, est à porter au crédit de Keynes. Le célèbre économiste qui a toujours profondément estimé le philosophe, se désolait de le voir perdre son temps et ses forces, alors qu’il le jugeait toujours capable de production géniales. Au fil des ans, Tractatus était devenu un livre culte chez les mathématiciens et logiciens de l’époque. Faire revenir Wittgenstein au sein de l’université, c’était pour Keynes « ramener Dieu à la maison », et le faire arriver par le train de cinq heures et quart.

Ecouter autrement

À Cambridge, déjà mondialement connu des spécialistes, Wittgenstein persiste à n’en faire qu’à sa tête. Pas question de donner des cours. Il réunit dans son appartement quelques étudiants, leur propose de bizarres jeux de langage, lit des extraits du Cahier bleu, puis du Cahier brun, ses notes personnelles, dont quelques copies ronéotées commencent à circuler. Il ne publie rien de ce qu’il achève de rédiger pendant les années 30, les Recherches philosophiques, la Grammaire philosophique, considérés aujourd’hui comme des oeuvres majeures.

Que fait-il ? C’est à la fois malaisé à expliquer, et plus simple qu’on ne pense – ce genre de paradoxe n’étant pas pour lui déplaire. S’il est très difficile d’entrer dans le détail des questions théoriques, dans la minutie des argumentations et la mécanique des concepts, il est aisé en revanche d’indiquer le type de mutation que Wittgenstein opère dans la pensée. Car il ne propose, il faut le répéter, aucune connaissance. Sa deuxième philosophie, sensiblement différente des objectifs du Tractatus, n’entend rien construire. Sa tâche consiste à défaire, une à une, les « crampes mentales », comme il dit, qui naissent des illusions que nous entretenons à propos des mots, de leur usage et de leur sens.

La première exigence est d’écouter autrement ce que tout le monde dit. Le philosophe, explique Wittgenstein, est comme un sauvage qui tire des conclusions inattendues des phrases usuelles. Il s’aperçoit que les mots ne sont pas du tout ce qu’on croit. Ce ne sont pas des réservoirs de sens. Ils n’ont ni cave ni grenier. Impossible de chercher à soulever le rideau des mots pour voir ce qu’il y a derrière. Inutile de prendre les termes d’une langue comme un minerai dont il faudrait extraire un métal précieux.

Tous ces efforts sont vains, trompeurs, piégés. Ce sont pourtant, depuis des millénaires, ce que tentent de faire, de mille manières, la métaphysique et la philosophie. Le but ultime de Wittgenstein est toujours de les dissoudre, d’en finir avec leurs questions. Non pas en rompant, d’un coup, pour tourner la tête ailleurs. Mais en s’efforçant, petit à petit, de détricoter tout ce qui nous fait croire qu’il existe des problèmes là où il n’y en a aucun.
Dérégler une évidence habituelle

Sa nouvelle méthode, insolite, passe par des jeux. Wittgenstein invente, par centaines, des saynètes, des situations improbables. Presque toutes commencent par « Imaginons que… », « Que se passerait-il si… » Chaque fois, l’invention d’un monde aux règles étranges a pour fonction de dérégler une évidence habituelle, pour nous faire prendre conscience de son fonctionnement. Par exemple : je pose deux pommes sur une table, puis deux autres, et j’entreprends de les compter. Comme résultat, je trouve « 3 » à mon premier essai, « 5 » au second essai. Que vais-je pouvoir en conclure ? Que ce sont des pommes truquées, magiques, qu’on me joue un mauvais tour… Mais jamais je ne conclurai que deux et deux ne font pas toujours quatre, que cela dépend des circonstances, ou de la nature des pommes… Mais d’où me vient pareille conviction ? Qu’est-ce qui me rend sûr que 2 002 et 2 002 font 4 004 (qu’il s’agisse de pommes, d’éléphants ou de n’importe quoi), alors même que je n’ai pas fait le dénombrement unité par unité ?

S’il ne s’agissait que de philosophie des mathématiques, lire Wittgenstein resterait une occupation d’experts. Or ce n’est pas le cas. La question de la certitude, qui nous concerne tous, est au coeur de son dernier travail, celui par lequel il semble bon de commencer la lecture. Le jeu le plus simple met en scène des Martiens. Ils demandent combien nous avons d’orteils. Nous répondons « 10 », sans les compter. Les Martiens en déduisent que les Terriens sont des êtres qui savent le nombre de leurs orteils sans les avoir comptés. La morale de cette saynète concerne la certitude. Il y a quantité de choses dont nous sommes sûrs et certains sans avoir jamais cherché à le savoir ni à le vérifier.

Le paradoxe, c’est que cette certitude pratique, corporelle, immédiate est non seulement antérieure à l’investigation rationnelle mais détruite par elle. Personne ne se demande combien il a d’orteils. Ni si sa main est bien sa main à lui. Ni si le monde est vraiment réel. Il n’y a que les philosophes pour poser pareilles questions. Ils feraient mieux de se taire. Le but de sa vie, ce nettoyeur de génie l’avait formulé ainsi : devenir « une âme plus nue qu’une autre ».

 

Par Roger-Pol Droit, 2019©

Portrait above on being awarded a scholarship from Trinity College, 1929©.